Les passagers du vent

Les passagers du vent

Scénario :		François Bourgeon
Dessin :		François Bourgeon
Genre :		Aventure, drame, historique
Année :		de 1980 à 2018
Edition :		Glénat 12bis Delcourt
Nombre de tomes :		8
Cycles :		1er cycle : tome 1 à 5 2ème cycle : tome 6/1 à 6/2 3ème cycle : tome 7/1 à 7/2
Statut :		Série en cours
Public :		Tout public, avec réserve

Cycle 1




Cycle 2 : La petite fille Bois-Caïman



Cycle 3 : Le sang des cerises



L'histoire
Cette fresque historique, qui a pour cadre la mer au XVIIIe siècle, raconte les aventures épiques et tragiques d'Isa. La jeune héroïne, une noble dont on a volé l'identité, rencontre sur un navire de la Marine royale Hoel, un gabier à qui elle sauve la vie. Hoel se retrouve prisonnier dans un sinistre ponton anglais. Aidée par son amie anglaise Mary, Isa parvient à le libérer. Isa, Hoel et Mary embarquent à bord d'un navire négrier, la Marie-Caroline, et arrivent au comptoir de Juda au Dahomey. Face aux intrigues de pouvoir et aux sortilèges africains, Isa doit lutter pour guérir Hoel d'un empoisonnement. La Marie-Caroline repart pour Saint-Domingue avec à son bord le "bois d’ébène", c’est-à-dire les esclaves. Ces derniers se mutinent mais leur révolte est réprimée dans un bain de sang sous les yeux effarés d'Isa qui découvre le véritable visage de la traite négrière.



Mon avis
Attention ! Voici l'un des plus grands chefs d’oeuvre de la bande dessinée franco-belge où, François Bourgeon, auteur également du "Cycle de Cyann" et des "Compagnons du crépuscule", est au sommet de son art. "Les passagers du vent" est une fresque historique violente, cruelle, puissante, belle et monstrueuse à la fois. Si l’auteur a commencé à écrire et dessiner son histoire en 1980, il proposera au public une première vraie conclusion que 30 ans plus tard en 2010 avec la parution d’un second cycle "La petite fille bois caïman". Il faut croire que celui-ci aura encore des choses à raconter, puisque s’ouvre en 2018 un troisième cycle qui devrait apporter un nouvelle éclairage sur les aventures, non plus cette fois d’Isabeau, l’héroïne des deux premiers cycles, mais de Zabo, sa descendante, à Paris, durant la période trouble et finalement peu étudiée de la Commune.

"Les passagers du vent" font partie de ces oeuvres qui, d’un premier abord, ne se laissent pas approcher très facilement. C’est dense, très dense, les textes sont dans leur jus, c'est-à-dire que les dialogues sont écrits avec le vocabulaire de leurs époques et de leur culture, voir en dialecte, et que le décor clairement historique dans lequel évoluent les personnages principaux est omniprésent et qu’il peut, parfois, être nécessaire d’avoir quelques connaissances pour appréhender certaines situations, car la grande Histoire demeure ici intimement liée à la petite histoire. En effet, Bourgeon, avec une méthodologie chirurgicale, prend un malin plaisir à intégrer ses héroïnes dans des contextes les plus proches de la réalité, tant sur les lieux, les dates et leurs évènements ou les personnages historiques rencontrés, que la météo du jour ! Tout est calibré avec une telle minutie que cette série pourrait servir de livre d’histoire ; sans parler des maquettes énormes que Bourgeon réalise (les bateaux, les villes, les maisons, les rues, etc.) pour y intégrer ses personnages afin de les mettre en scène dans une dimension la plus proche possible de la réalité ; la perfection jusqu’au-boutisme. De plus, même si la série a été éditée sur plusieurs décennies, l’auteur a gardé le même style d’écriture et de dessin afin d’avoir une unité artistique qui sera uniquement rompue par les changements d’éditeurs qui ont imposé de nouveaux formats d’impression.

Il faut savoir qu’éditer les "Passagers du vent" n’a pas été de tour repos. Sans parler des multiples disputes entre l’auteur et ses éditeurs, à plusieurs reprises, certains ministres et certaines associations conservatrices ont tenté de faire censurer cette oeuvre qui ne cache ni la violence, ni la liberté sexuelle de son héroïne dont les aventures vont avoir un impact artistique inédit sur le monde de la bande dessinée en présentant un personnage féminin libre, fort, maitre de son destin et politiquement engagé ; l’un des premiers du genre, donc. La série n’a justement jamais été publiée aux Etats-Unis, Bourgeon refusant d’adoucir son oeuvre afin de ne pas choquer le lectorat puritain nord américain.

"Les passagers du vent" met en place une réflexion profonde sur ce qu’être l’être humain au sens le plus naturaliste du terme, en abordant les thèmes comme le racisme, mais également le féminisme et la place de la femme dans nos sociétés, en nous offrant les héroïnes les plus abouties de l’histoire de la bande dessinée franco-belge. Mais le thème principal à cette incroyable aventure (bien qu’il ne soit qu’évoqué dans les deux premiers tomes) est évidemment l’esclavage et notamment la traite des noires à laquelle va se confronter brutalement notre héroïne principale, Isabeau. Celle-ci est en effet percutée de plein fouet par l’humanité de ces êtres, pourtant humains, réduits à l’état d’animaux et les Européens, soi-disant évolués, qui se comportent comme les pires créatures vivantes à la surface du monde. Et c’est par cette prise de conscience que commence réellement cette épopée sanglante, où se mêleront meurtres, torture, l’humiliation, le viol, et la déshumanisation de peuples africains tout entiers, considérés comme du bétail sans âme.

Graphiquement, c’est superbe. Alors certes, certains lecteurs pourraient avoir du mal avec le style Bourgeon, figé, ultra-détaillé et naturaliste (une nouvelle fois !). Mais c’est également ce dessin si intemporel qui a permis à cette oeuvre de traverser les décennies sans prendre une ride. Les visages pourront paraitre laids, voire déformés ; mais comment pouvait-il en être autrement à une époque où la consanguinité était monnaie courante ? Cependant, Bourgeon sait aussi dessiner des femmes à la sensualité exacerbée et créer un délicieux érotisme qui ne tombe jamais dans la vulgarité. Les décors, fouillés, créés à partir de maquettes géantes, elles-mêmes fruits des recherches historiques et très documentées de l’auteur, sont incroyables et l’on peut s’amuser sans mal à s’y perdre, comme dans une lorgnette pointée sur le passé.

"Les passagers du vent" demeure une fresque épique, magistrale, qui s’est construite lentement, décennie après décennie, où l’aventure côtoie un discours humaniste fort, sans jamais tomber dans la mièvrerie. L’accès ne sera pas toujours simple, mais l’effort vaut largement le coup, car François Bourgeons signe là l’une des plus grandes séries de la bande dessinée, toute époque et tout pays confondus, qu’il est urgent de découvrir, de redécouvrir et de partager. Ainsi, embarquez sur les négriers géants fracassés par les lames de la mer qui mènent jusqu’au royaume du Dahomey (le Bénin d’aujourd’hui) pour repartir à Saint-Domingue, traversez la Nouvelle-Orléans jusqu’au Mississippi durant les guerres de Sécession, et survivez aux insurrections sanglantes de la Commune de Paris où ses rues sales et glacées feront regretter d’avoir délaissé les plages iodées de la Bretagne du XIIIe siècle.